14
— Attendez une seconde, ordonna Byron à Bill et à A. J. avant d’entrer dans le Gold Pan.
Il courut jusqu’à un pick-up Chevrolet blanc et déglingué, ouvrit la portière, se pencha vers le siège arrière et prit un pistolet qu’il glissa dans son ceinturon. Il referma brusquement la porte, puis les entraîna dans le restoroute.
À l’intérieur, tout était obscur et il y avait beaucoup de bruit. Ils se frayèrent un passage à travers la foule, traversèrent la boutique. Byron alla prendre une torche dans un placard et ils pénétrèrent enfin dans le restaurant. Byron les conduisait derrière le comptoir, puis dans le corridor menant à la cave. Une serveuse à l’air fourbu portait deux assiettes à moitié remplies de nourriture délaissée. Elle s’arrêta devant Bill et Adelle et lança d’un ton plutôt sec :
— Je suis désolée, mais vous n’avez pas le droit de venir ici.
Byron se retourna et posa une main sur l’épaule de la serveuse.
— Pas de problème, Jenny. Ils sont avec moi.
— Byron, tu as une mine de déterré, ça va ?
— Non, pas du tout… Écoute, on descend dans la cave. Si on te demande quelque chose, réponds que ces gens sont avec moi et que tout va bien.
Troublée et inquiète, fixant Bill d’un air à la fois fasciné et dégoûté, elle opina, puis s’éloigna vite.
— Bill ? chuchota Adelle d’un ton hésitant. Il faudrait que j’aille parler à Doug. Il faudrait qu’il sache ce… ce qui se passe.
— D’accord. (Il lui pressa le bras.) Mais surtout, restez ensemble, n’allez pas dehors et tenez-vous à l’écart de ce gros type dans le box voisin.
Adelle acquiesça. Un instant, elle donna l’impression qu’elle allait vomir ou tomber dans les pommes, mais elle se mit à pleurer doucement.
— A. J., ne t’inquiète pas. Nous allons… nous allons…
Elle leva les yeux vers lui et il ne put achever sa phrase ni soutenir son regard. Aussi il l’enlaça, fixant une pile d’assiettes sales et reprit :
— Nous allons le sortir de là et tout ira bien.
— L’un de vous daignerait-il m’expliquer ce qui se passe ici ?
C’était une voix d’homme qui tremblait de colère contenue. Bill se retourna et comprit sur-le-champ que Doug était en face de lui.
Adelle s’essuya les yeux en reniflant.
— Doug, voici Bill. Mon ex-mari.
Doug ne dit rien mais fixa Bill droit dans les yeux. Il avait l’air terriblement en colère, méfiant. Il serrait les dents, les yeux réduits à une fente. Mais comme il continuait à dévisager Bill, il devint soudain perplexe, recula un peu en fronçant les sourcils, toute colère éteinte.
— Doug, nous devons parler, annonça Adelle.
Soudain inquiet, le regard de Doug faisait des aller et retour de sa femme à Bill. Les lèvres d’Adelle tremblaient et elle était sur le point de se remettre à pleurer.
— Que se passe-t-il ici ? redemanda Doug.
— Juste… Doug, s’il te plaît, allons à notre table. Nous devons parler.
Elle semblait piaffer d’impatience. Jetant un rapide regard à Bill, elle prit Doug par la main et l’entraîna.
Comme ils longeaient le corridor, Byron secoua la tête.
— Je parie que tu as connu des jours meilleurs, fit-il à l’adresse de Bill.
— Pas depuis un an.
Byron dirigea sa torche sur l’anneau de clefs qu’il avait décroché de son ceinturon. Il en choisit une et déverrouilla la porte de la cave.
— C’est ici qu’on garde les vivres et les fournitures pour la cuisine, expliqua Byron en éclairant l’escalier avec sa torche. L’ail se trouve sans doute dans le congé…
Il stoppa net au milieu de l’escalier ; Bill l’imita, une marche plus haut.
Des bruits.
On remuait.
Un hoquet… Un soupir… Un petit rire… Un gargouillement sourd…
Byron balaya la cave avec sa torche. Il découvrit un gars et une fille étendus sur le sol en ciment. Le garçon était allongé sur le dos, jean aux genoux, la fille accroupie sur lui, les mains posées à plat sur sa poitrine. Elle ondulait des hanches, puis se figea brusquement, et tous deux levèrent les yeux.
— Oh ! merde ! gémit Kevin en se redressant tant bien que mal. Merde, merde et merde !
La fille se remit debout, et il remonta son jean avant de se lever à son tour.
— Kevin ? demanda Byron.
Bill observait la fille.
— Kevin, mais bon Dieu, qu’est-ce que tu fous ? s’exclama Byron d’un ton cassant.
Et la fille observait Bill tout en enfilant à son tour son pantalon sans la moindre gêne.
— C’est l’une d’elles, souffla Bill à Byron.
Souriante, la fille ramassa son manteau en lançant :
— Viens, Kevin, grouille !
— Oh ! la salope, marmonna celui-ci. J’suis grillé, merde et merde.
Alors que Bill descendait les dernières marches, la fille ne le quittait pas du regard, sourire aux lèvres.
Comme mue par une impulsion, elle sauta sur la pile de caisses posées sous la petite fenêtre qu’elle arracha de ses gonds avant de la jeter brusquement au sol. La vitre se brisa dans un tintement musical. Elle enjamba habilement le rebord de la fenêtre, heurtant du pied le container disposé par Bill, à l’extérieur. Elle projeta ainsi la poubelle contre le mur d’en face, libérant le passage.
Ceinturon encore ouvert, Kevin restait paralysé sur place, les yeux écarquillés par l’effroi.
Bill et Byron avaient traversé la moitié de la cave, le faisceau de la torche trouant l’obscurité.
— Kevin, donne-moi la main, lança-t-elle d’une voix ferme en tendant son bras vers lui.
— Quoi ?
— Donne-moi la main !
Kevin obtempéra. Elle le souleva du sol pour le faire passer en douceur par la fenêtre, puis elle se faufila dehors à son tour.
Il y eut comme un fracas de tonnerre dans la cave, et un bref éclair.
La fille s’effondra à l’instant même où une fleur d’un noir étincelant s’épanouissait au milieu de son dos. Elle rebondit en arrière, laissant une marque rouge contre le mur et retomba sur le sol où elle resta immobile.
Mais une seconde, pas plus.
Comme Bill et Byron sautaient sur elle, elle se releva d’un bond, aussi souple qu’une athlète. Bras écartés, elle plia légèrement le buste, prête à se défendre. Elle souriait toujours.
— Sainte mère de Dieu bordel de merde petit Jésus entend ma prière ! brailla Byron.
Fixant le grand trou noir entre les seins de la fille, il recula vite en patinant sur le ciment. Il braqua sa torche droit sur la blessure et s’aperçut qu’elle bougeait. La plaie à vif, qui perdait peu de sang, tremblait… ondulait… se gélifiait…
Byron pointa de nouveau son flingue mais sans pouvoir l’utiliser. Sa main trop crispée était saisie de convulsions. Il bredouilla d’une voix suraiguë un long chapelet de jurons exprimant son horreur, tandis que Bill fonçait sur la fille.
Avec une agilité incroyable, elle exécuta trois choses en même temps : elle fit un bond en avant de presque trois mètres, envoya un coup de poing dans la poitrine de Bill pour le propulser dans les caisses et, de sa jambe gauche, fit valser l’arme de Byron dans le noir. Puis, plaquant ses mains sur le visage du Noir, elle enfonça les doigts dans ses grosses joues et l’attira vers elle.
— Je suis déjà morte, espèce de con de nègre, grinça-t-elle.
Puis, d’un coup de poing dans l’estomac, elle le projeta contre le mur, sous les marches de l’escalier.
Lorsqu’elle alla rejoindre Kevin dehors, les plaies sous ses vêtements maculés de sang cicatrisaient déjà.
Tandis qu’Adelle l’entraînait jusqu’à leur table dans le restaurant, l’angoisse nouait l’estomac de Doug. Retrouver sa femme errant dans le noir en compagnie de son ex-mari, c’était déjà une pilule dure à avaler. Il avait reconnu Bill grâce aux photos de famille qu’Adelle lui avait montrées. Maintenant il ne comprenait pas l’angoisse qu’exprimait son visage, alors qu’elle zigzaguait, le corps raide, entre les tables. Mais Doug était sûr qu’il se passait quelque chose de grave.
— Adelle, bon sang, qu’y a-t-il ?
Elle lui serra la main.
— Pas maintenant.
— Que veux-tu dire par « pas maintenant » ? Que faisais-tu avec Bill ? Et bon Dieu, que fiche-t-il ici, lui ?
Elle stoppa net et lui fit face. Elle était blême de peur et s’aperçut alors qu’elle tremblait comme une feuille.
— Doug, je vais tout t’expliquer dans un instant, je te le promets. Mais d’abord, nous devons éloigner les filles de ce box.
— Éloigner les… mais pourquoi ?
— À cause de ce type. (Elle désigna d’un signe de tête la table adjacente.) Nous devons les éloigner de là.
Avant qu’il n’ait eu le temps de lui demander pourquoi, elle s’agrippa à sa chemise, proférant un son qui tenait autant du rire que d’un sanglot. Elle ferma les yeux, pinça les lèvres avec force, puis après avoir inspiré profondément, se mit à parler d’une voix faussement calme.
— Doug, il s’est passé une chose terrible. Une chose que je ne pourrais pas croire si je ne l’avais pas vue de mes propres yeux. Tu sais que je ne m’affole pas facilement. Tu sais qu’à l’hôpital, j’en vois de toutes les couleurs et je tiens le coup. Seulement, maintenant je suis à deux doigts de me transformer en légume hystérique. Avant ça, je veux éloigner les filles de ce type et les installer dans une autre partie du Gold Pan. S’il te plaît, s’il te plaît, accepte sans discuter et je te raconterai tout après.
Sans l’attendre, elle se précipita jusqu’à leur table, réunit leurs vêtements tout en chuchotant à ses filles de se lever.
Doug les suivit, s’arrêta à la caisse pour régler l’addition et jeta un regard en arrière vers l’individu attablé. Il était agité et regardait sans arrêt autour de lui, comme s’il attendait avec impatience son compagnon. Accélérant le pas pour rejoindre Adelle et les filles, Bill pénétra dans la boutique en s’efforçant de contrôler la colère qu’il sentait monter en lui.
Plusieurs lanternes éclairaient le magasin et les deux caissières étaient munies de lampes de poche. Des gens erraient dans le noir en traînant les pieds. Leurs paroles se fondaient en un ronronnement continu, ponctué de temps à autre par un rire ou le juron d’un routier hargneux. Adelle s’approcha des distributeurs de boissons sans alcool qui étaient plongés dans l’obscurité.
— M’man, que se passe-t-il ? gémit Dara. Je n’avais pas fini de manger. J’ai faim.
Adelle rétorqua d’un ton tranchant :
— Tiens-toi tranquille et ne…
Elle se tut abruptement, saisie comme sous l’effet d’une gifle. Puis ses traits se détendirent et elle prit sa fille par les épaules.
— Je… je suis désolée, ma chérie, je ne voulais pas être aussi bru… brutale avec toi.
Elle serra un instant Dara dans ses bras et répéta dans un souffle :
— Je suis désolée.
Ce comportement inquiéta Doug encore plus que tout ce qu’il avait vu jusque-là.
— Mais que se passe-t-il enfin, maman ? redemanda l’aînée d’un ton calme. Tu pleures.
Adelle recula, hochant la tête en signe d’impuissance.
— M’man, demanda Cece, où est Jon ?
Cette fois, Adelle craqua. Laissant tomber son sac à main, elle enfouit son visage dans ses mains et pleura sans bruit.
Doug s’approcha.
— Écoutez, les filles, puisque vous n’avez pas terminé votre repas, voici vingt dollars. Choisissez ce qui vous plaît dans la boutique. Ces saletés qui abîment les dents et que vous aimez tant, d’accord ? Des Dorritos, ça vous dit ? Tout ce que vous voulez, pas d’interdits. Allez… Il y a des sandwichs dans ce frigo et des boissons par là.
— Est-ce que j’peux prendre un Jolt Cola ? demanda Cece d’un ton plein d’espoir.
— Même un Jolt. (Il tendit à Dara un billet de vingt dollars.) C’est moi qui offre. Votre maman et moi devons parler.
— Non ! bredouilla Adelle. Non, les filles, restez ici. Vous pouvez acheter ce que vous voulez, mais ici. Ça… gardez les emballages et nous paierons plus tard.
Pendant que les filles se régalaient, Doug et Adelle parlèrent à voix basse.
Doug la regardait souvent d’un air interloqué. Puis elle le mit au courant pour Jon.
— La vache ! s’exclama-t-il. Où est-il, Adelle ? pourquoi diable, tu ne m’as pas prévenu dans…
— Chut ! ne hausse pas la voix. Je ne veux pas que les filles entendent, Doug. Je te l’ai déjà expliqué. On ne peut rien faire. Cette créature est… J’ai vu cette créature et on ne peut absolument rien faire. Excepté attendre Bill.
— Oh ! attendre Bill !
L’aiguillon de la jalousie lui transperça les tripes et, pendant un moment, il fit les cent pas.
— Mais Bill, qu’est-ce qu’il fabrique, bon Dieu ? Il change de fringues dans une cabine téléphonique ou quoi ? s’emporta Doug.
— Il est l’un d’eux.
— L’un d’eux… tu veux dire, un de ces… Ô Seigneur ! Adelle, tu ne crois quand même pas à toutes ces sornettes, dis-moi ?
— Bon Dieu, Doug, j’ignore ce qu’ils sont vraiment et tu peux les appeler comme tu veux, je m’en fous. En tout cas, ils sont ici, dehors, et il sait comment agir avec eux. Je n’en sais rien, moi, ils sont peut-être tout simplement comme nous, mais ils sont atteints d’une espèce de… de-de-d’horrible maladie. Seulement, cette créature, Doug, je l’ai vue, moi, et si jamais quelqu’un d’autre ici apprend ce qui s’est passé, ça risque de déclencher une sacrée débandade. Or nous sommes tous bloqués ici et personne ne peut aller nulle part ! Maintenant, aurais-tu la gentillesse, pour l’amour de Dieu, de simplement…
De nouveau, elle s’arrêta net, grinçant des dents.
— Je suis navrée, bon sang, navrée.
Doug d’approcha d’Adelle et la tint dans ses bras, tandis qu’elle murmurait dans le creux de son oreille :
— J’ai engueulé Jonny. À table… dans la voiture… J’ai engueulé tout le monde, même après l’accident… alors qu’on aurait pu être tous tués, mais je… je n’ai fait que t’engueuler toi et les enfants. Et maintenant, il… si ce… cette créature. Oh ! Doug, il m’est impossible de vivre avec l’idée que les dernières paroles que j’ai adressées à mon fils étaient agressives…
Bill essaya de se relever aussitôt mais fut surpris par son engourdissement, par la fatigue qui l’écrasait, comme si cette bagarre avait accru sa faiblesse.
— Byron ?
— Ouais, ouais, je suis ici.
Bill aperçut la torche toujours allumée sur le sol, entendit le Noir errer dans la cave, puis l’entrevit. Byron avait fini par retrouver son arme.
— J’ignore pourquoi je suis ici, dit-il en s’approchant de Bill, car si j’avais un tant soit peu de cervelle, je me barrerais en courant. Ça va, toi ?
— J’en sais… trop rien. J’me sens pas très bien pour être franc.
Claude Carsey gémit dans le noir, alors que Byron aidait Bill à se relever. Ils s’approchèrent de Claude et braquèrent la torche sur lui. Il avait le visage en sang, les yeux tuméfiés.
Il les regarda, bouche grande ouverte, mains tremblantes.
— Elle m’a tué ? demanda-t-il d’une voix rauque. Est-ce que j’suis mort ? Est-ce que je vais… vais-vais mourir ?
Byron s’accroupit et pointa le canon de son pistolet sur la joue de Claude.
— Non, mais tu vas nous aider. Voilà ce que tu vas faire.
— Claude, l’ail, qu’est-ce que ça leur fait ? demanda Bill d’une voix aussi ferme que possible.
— L’a… l’ail ? Ma foi, tu le découvriras facilement par toi-même.
— Souviens-toi de ce que je t’ai dit ! grogna Byron. Encore une remarque de ce genre et si je ne te bousille pas, c’est que j’suis devenu un menteur.
— Ça les rend malades, expliqua Claude. Tre-très malade.
— Quand elles le touchent ?
— Non, non. Juste quand elles le sentent. J’sais pas ce qui se passe quand elles le touchent, merde !
Il tourna la tête pour cracher un peu de sang sur le ciment.
Bill et le Noir échangèrent un regard.
— Claude, que se passe-t-il si elles ne peuvent pas retourner dans vos camions ? demanda Bill.
Les yeux pourtant tuméfiés de Claude s’écarquillèrent légèrement.
— Si elles n’peuvent… j’en sais rien, moi, mais ça sera terrible, pa’ce que c’est le seul truc qui leur fait peur. Mais peur à en chier. Et pourquoi bordel, tu sais pas ce qui se passe… (Il jeta un coup d’œil au flingue.) Euh… eh ben… à mon avis, tu dois savoir ce que le soleil provoque chez elles.
— Y aura pas beaucoup de soleil, demain, dit Byron en s’adressant à Bill.
— Le temps qu’il fait n’a pas d’importance pour elles, expliqua Claude. Du moins, j’crois pas. Mais… ce que… hum… Ô Dieu de Dieu, non, vous n’voulez pas, les gars… Non, vous n’allez pas faire ça, quand même ! Non, impossible. Vous savez ce que mon frangin m’fera à moi ? Il me tuera. Voilà ce qu’y va faire. (Il s’assit et ajouta d’une voix cette fois suppliante :) Non, s’il vous plaît, vous n’allez pas faire ça… Non…
Mais ils ne l’écoutèrent pas.
— L’autre type, murmura Bill. Faut l’amener dans la cave et l’empêcher d’intervenir.
Byron se releva. Bill lui brossa le portrait de Phil Carsey et lui expliqua où il se trouvait dans le restaurant.
— Tu pourras t’occuper de lui ? demanda Byron en tendant sa torche à Bill.
— Bien sûr.
Bill lança à Claude un sourire. Un petit sourire qui révélait deux crocs.
— Tu te tiens à carreau, Claude, et je te promets de ne pas t’embrasser !
Claude se mit à pleurer.
Byron monta les marches quatre à quatre, tout en glissant son arme dans la poche de sa veste et en gardant la main plaquée dessus. Une fois dans le restaurant, il repéra vite Phil Carsey et gagna sa table d’un pas désinvolte. Il se posta derrière la banquette, se pencha en avant et appuya son flingue, toujours glissé dans sa poche, sur la nuque de Phil tout en chuchotant :
— Maintenant, écoute-moi, enculé.
Byron savait que rien ne pourrait autant terroriser un petit Blanc qu’un énorme Noir muni d’un flingue et le traitant d’« enculé ».
— Tu vas être bien sage et te lever gentiment, sans te presser, car toi et moi, on est deux vieux potes et tu vas me suivre à travers la salle jusque dans le corridor qui se trouve là-bas, sans faire le mariole, sinon mon petit copain dont tu sens la caresse t’enverra valser à l’autre bout du Gold Pan. T’as pigé ?
Phil déglutit avec difficulté et opina. Puis, avec lourdeur mais prudence, il s’extirpa du box et traversa la salle, le canon du pistolet rebondissant dans ses reins à chacun de ses pas. Une fois parvenu au bout du corridor, Byron sortit l’arme de sa poche. D’un geste, il ordonna à Phil de s’engager dans l’escalier tout en criant à Bill d’éclairer un peu les marches.
Dans la cave, Phil repéra aussitôt son frère.
— Mais qu’est-ce que tu fous là, connard ?
Byron le frappa avec son arme.
— La ferme. (Puis à Bill :) Éclaire la cave avec la torche. Y a une corde dans un coin.
— Ben merde, alors ! s’exclama Phil avec un petit rire glacial à l’adresse de Bill. Toi !
— Ouais, moi. Assieds-toi à côté de ton frère.
Bill décrocha une grosse corde suspendue au mur, posa la torche sur une caisse et, en un rien de temps, ligota les deux Carsey dos à dos.
Tout en serrant la corde au maximum autour de leurs bustes, Bill déclara :
— Phil, peut-être que tu pourras nous rencarder un peu mieux que ton frangin.
— Va te faire foutre !
Fou de colère, Byron réagit très vite. Il arracha le pistolet des mains de Bill, saisit une énorme touffe de cheveux et renversa la tête de Phil en arrière jusqu’à ce qu’il hoquette de douleur. Puis il plaqua le canon du pistolet sur la gorge de l’obèse et déclara sans reprendre son souffle, tout en arrosant sa face bouffie de postillons :
— Maintenant, écoute-moi, espèce d’enculé de mes deux. J’suis un peu nerveux, ce soir, et j’serais ravi de réduire ta maudite cervelle en bouillie, tout de suite, parce que tu pues sacrément et te voir crever après tout ce que j’ai vu ce soir serait un spectacle formidable ; mais peut-être que tu préférerais que mon ami ici présent prélève un petit échantillon du sang qui coule dans tes veines dégueulasses, tout comme ces salopes que tu trimbales dans tes camions font aux autres, pendant que toi, tu restes assis pénard sur ton gros cul à t’empiffrer de chili. Ça te plairait, dis ? Comme ça, tu apprendras ce que c’est, hein, mon salaud ?
Le visage de Phil devint cramoisi, et ses bajoues tremblotaient comme sous l’effet de la colère, mais la peur brillait dans ses yeux.
— Que… que… quoi ? qu’est-ce que tu veux ?
Byron relâcha Phil, se releva, puis inspira à fond, rendit le pistolet à Bill et termina enfin de ligoter les deux frères.
— Ce monstre qui se trouve dans ton camion a pris mon fils, déclara Bill d’une voix mal assurée. J’voudrais savoir ce qu’il faut faire pour le récupérer.
Phil ricana.
— Trouve-t’en un autre.
Bill se pencha vers Phil, colla son nez contre le sien, montra ses crocs et dit :
— La créature… qu’est-ce que c’est ?
Les narines de Phil frémirent de dégoût.
— Leur reine. Un… un peu comme leur chef, j’crois. Leur mère, plutôt. Elle sait tout ce qu’elles pensent, tout ce qu’elles font… Du moins, on le dirait. Bon Dieu, la moitié du temps, j’ai l’impression qu’elle sait ce que moi, je pense, et ce que je fais. Je-je-je… Écoute, j’suis désolé, mais… si elle a pris ton fils… tu ne l’reverras pas vivant. Elle les aime jeunes.
Bill, entre ses dents :
— Je veux la tuer. Comment faire ?
— Euh… tu t’imagines que je le sais ? Tu… euh… n’penses pas que j’l’aurais déjà tuée si je le savais ? Cette salope, je la hais. Elle me fout une trouille de tous les diables, mais voilà, j’peux rien faire du tout.
— Où tu l’as trouvée ?
— Oh ! non, j’l’ai pas trouvée. C’est elle qui nous a trouvés. J’trimbale des cochonneries à travers tout le pays. On était dans le nord de l’État de New York pour aller chercher un chargement de pâtisserie. Tu sais, des saletés comme les Ding Dongs et les Ho Ho’s. On s’était arrêtés à un restoroute. Tard dans la nuit. Il y avait quelques bagnoles… mais pas âme qui vive. L’endroit était mort. Ah ! ça, mort ! J’suis allé aux chiottes et j’les ai découverts. Trois types. Les pieds dépassant de trois chiottes différentes. Du sang sur le sol. Ils avaient tout l’air de cadavres. Claude a eu la nausée. Moi, la trouille. J’suis ressorti à toute blinde et je suis allé jeter un coup d’œil dans les bagnoles. Il y avait… d’autres macchabées. J’suis pas allé voir, mais j’ai supposé qu’il y en avait encore d’autres dans les toilettes pour femmes. J’avais qu’une envie : me tailler, tu piges ? Et alors… la voilà ! Immense et hideuse, sortie tout droit de la nuit. Un gigantesque putain de démon. C’est ce que j’ai cru qu’elle était, au début, parole. Un putain de démon, surgi droit de l’Enfer. (À bout de souffle, Phil haleta pendant quelques instants.) Elles… elles s’étaient planquées dans la petite cave, située tout au fond du restoroute. Elles nous ont obligés à aller dans un… un petit cimetière perdu au milieu de nulle part. Elles nous ont obligés… (il ferma les yeux de toutes ses forces pour mieux se défendre contre la peur qu’éveillaient ses souvenirs)… obligés à déterrer des cercueils pour les charger dans nos camions. On… on a dû vider tous ces putains de cercueils. Parole. En fait, on a dû ouvrir pratiquement toutes les tombes pour avoir le nombre suffisant. Tous ces… Ô Seigneur ! tous ces os et-et-et-ca-cadavres. Pourris et puants… Ah ! c’t’odeur, mon vieux, tu peux pas imaginer, c’t-ô-ôdeur. (Il se tut un instant, yeux clos, puis reprit :) Y a sept ans de ça. Crois-moi, mon petit pote, si j’savais comment la tuer…
Il secoua la tête, yeux écarquillés.
— Alors, pourquoi tu continues, enculé ? Pourquoi tu n’arrêtes pas ?
Phil poussa un petit rire désagréable.
— Hi… hi-hi… La tune qui tombe dans la poche tous les jours et… ha-ha… ho-ho… la route, beaucoup de route, et-et surtout pour la bonne raison qu’elle… nous laissera jamais partir. Ha-ha ! Jamais, tu parles ! Cette… poule… vole, mon pote ! Parfaitement, elle vole comme un oiseau. Elle a des ailes comme Une putain d’énorme chauve-souris ! Oui, mon pote !
Les bajoues de Phil tremblotaient comme de la gelée. Ses yeux s’emplirent de larmes et ses épaules tressautèrent.
Byron se releva lentement, fixant Bill avec des yeux exprimant une horreur totale.
D’une voix tremblante et étranglée par les larmes, Phil ajouta :
— J’suis foutu, mon pote. Lui et moi, on est foutus tous les deux. On va faire ça le restant de notre putain de vie. Et tu ne peux rien faire… pour arrêter ce carnage.
À ce moment-là, Phil craqua. Il pleura à chaudes larmes, en secouant-la tête.
— Allez, allez, Phil, chuchota Claude dans son dos, en pointant le nez par-dessus l’épaule de son frère. Enfin, ne… ne pleure pas, Phil. Voyons, mon vieux, ne pleure pas…
Bill et Byron échangèrent un long regard.
— D’après toi, que devrions-nous faire ? demanda finalement Byron.
Bill se massa la poitrine avec quatre doigts. Elle semblait creuse, froide… en voie de putréfaction.
— J’ai une idée. D’abord, prendre les clefs de leurs camions, ensuite sortir l’ail de cette cave et en mettre dans au moins l’un des deux bahuts pour obliger les filles à rester dehors… jusqu’au lever du soleil, si nous avons de la chance. Mais moi, je dois me tenir loin de l’ail. Je me sens suffisamment mal en point comme ça.
— Et la reine ? Et ton fils ?
Bill ferma les yeux et hocha lentement la tête.
— Je… je ne sais vraiment pas.